Illustration d'époque du texte de Paul Carbone |
Ça fait déjà quelques temps que les technocrates de l’EN se branlent la matière grise et se tortillent le fion pour nous chier des périphrases et adynatons des plus cocasses !
Ainsi, le canoë-kayak est-il défini comme « une activité de déplacement d’un support flottant sur un fluide », dans un texte didactique de 1993…
Le badminton décrit comme « une activité duelle de débat médiée par un volant » dans un document de 2001
Quant à « l'outil scripteur » (crayon, stylo, etc) de 2015, il a été précédé en 2014 du « référenciel bondissant » (ballon) et même du « référenciel bondissant alternatif » (ballon de rugby) ; sans parler - en 2013 - de la « motricité aquatique » (natation déjà !)…
Bref ! En 2015, les « apprenants » (élèves), au sein du « continuum éducatif » (milieu scolaire), avec ou sans « remédiation » (soutien) de leurs « intervenants » (enseignants), ne vont pas apprendre l'anglais ou l'allemand ; mais apprendre à « aller du soi et de l'ici vers l'autre et l'ailleurs »!…. Et ceux en « inappétance scolaire » (mauvais élève) qui, malgré les « rebrassages » (révisions) ne sauront pas leurs « séquences d’apprentissage » (leçons) seront amenés recta au « référentiel unique » (Le directeur ou le principal de l’école )…
« Cons » se le dise !…
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Il y a quelques années déjà, mon ami Paul Carbone - brillant professeur de français à Nîmes - dont j’illustrais les textes de ses " chroniques scolaires " écrivait :
« Le jargon se définit comme un langage spécifique qu'utilisent entre eux les imbéciles supérieurs pour se communiquer un savoir. Autant dire qu'il recrute ses sympathisants dans toutes les sphères éthérées de la connaissance : droit, philosophie, littérature, religion ou science rivalisent avec le Journal Officiel pour rendre opaque la transparence des mots - et donner, à l'éventuel lecteur de ces prétentieux hiéroglyphes, l'impression nauséeuse d'un ramollissement cérébral instantané. D'aucuns, plus conciliants que votre serviteur, voient dans cet obscurantisme bavard une adhésion à un idéal mystique de virilité. Argot et jargon ne faisant qu'un, l'histoire littéraire attribue au délicieux Villon et à ses compagnons d'infortune (le procès des Coquillards, 1455) l'utilisation d'un "langage exquiz" exclusivement décryptable par les voyous. Ainsi les Précieuses de Molière jargonneraient-elles doublement pour viriliser leur libido et mystifier leur entourage. En clair, pour tenter de se prouver qu'il existe deux catégories d'individus : les apologistes d'une clarté imbécile et quelques élus surnuméraires sortis de la divine cuisse de Jupiter.
D'évidence, il déplaît que deux et deux fassent quatre et que quatre et quatre fassent huit. La poudre de perlimpinpin jargonnesque, habilement saupoudrée, transforme le néant en oeuvre d'art, et réciproquement. Roland Barthes, pourtant si merveilleusement écrivain, a légué quatre pages à l'Encyclopédie Universalis (Théorie du texte) qui marqueront cette cryptographie du langage d'une pierre de Rosette d'un nouveau genre. Certes, les maladies de l'écriture sont légion : la désertification ou le minimalisme voisine avec les marécages d'une pensée insouciante dont les romanciers modernes sont friands. Le langage caracole sur un âne, assuré que son entêtement prévaudra. A moins qu'il n'enfourche un percheron pour aller l'amble, en se croyant au Cadre Noir de Saumur.
Dans tous les cas de figure, savantissime ou débile, le jargon m'irrite. Plus qu'une maladresse d'école ou qu'un mimétisme maladroit, j'y décèle la peur d'être compris. Nietzsche ne jargonne jamais. Ni Freud. En revanche, ils abondent en émules qui mâchonnent derrière un éventail des phrases confuses. Dans « Le pouvoir des mots » , Catherine B. Clément, Maître assistant de philosophie de Paris-1, écrit : "L'insistance du réel pose la causalité inconsciente comme un extérieur du sujet : c'est mal dire encore, car le sujet n'est ni intérieur ni extérieur, pris dans le retournement d'où il lui est impossible de se connaître. Le réel se dit dans le concept de structure comme mise en rapport d'éléments permutants entre eux, commandés par une répartition dont la division à tout le moins reste invariante : le symbolique représente cette invariance." (p 52). Ce bel ouvrage, publié dans la collection "Repères" (comme par hasard !) s'adresse, on l'aura compris, à d'autres sommités jargonneuses, bardées de diplômes, dont nos joyeuses universités se disputent la palme du mépris. Mépris des élèves, du lecteur, d'une langue enfin qui jadis brilla de tous ses feux et se meurt dans les crématoires du faux esprit.
Par quel enchaînement de miracles, ce pauvre Sgnanarelle est-il devenu conférencier ? Quel affaiblissement des cervelles a-t-il préludé à l'avènement de ces nouveaux Polonius ? Sont-ils en germe dans le document de police de 1426, lequel - pour la première fois - atteste d'une façon explicite l'existence du jargon (« Lequel Nobis dist au suppliant qu'il alast avec lui en l'ostel où pend l'enseigne des petits soliers et que il avoit trouvé son homme ou la duppe qui est leur manière de parler et que ilz nomment jargon, quant ilz trouvoient aucun fol ou innocent qu'ilz veullent decevoir par jeu ou jeux et avoir son argent ») ?
Qu'importe. L'essentiel est là : nous décevoir et nous prendre notre argent. En 1974, « Le pouvoir des mots » m'avait coûté 19 francs. »
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À l’époque l'ami Paulo n’avait pas « Free »… mais il avait tout compris !… ;-)